Théâtre classique et corrida de toros

Le théâtre antique grec par Aristote et le théâtre classique de fin du XVIIème siècle établissaient les règles qu’appliqueraient les dramaturges français, Corneille et Racine dans les tragédies ou Molière, qui prenait certaines libertés avec ces règles dans ses comédies, ainsi que les néoclassiques en Espagne du XVIIIème.

Les règles de ce théâtre classique sont bien connues, elles reposent sur l’unité de temps, l’unité de lieu et l’unité d’action résumées dans l’Art Poétique de Boileau par ces vers :

« Qu’en un jour, qu’en un lieu, un seul fait accompli
Tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli » 

La règle des trois unités trouve son illustration la plus complète dans la corrida de toros car elle réunit à elle seule toutes les autres règles ou coutumes dont le spectacle s’est nourri tout au long de son histoire avec la constante et répétée utilisation du chiffre trois.

Gravure originale de Jerónimo Uribe Clarín Los Toros en el teatro de Valentín Azcune - 2016.

Gravure originale de Jerónimo Uribe Clarín
Los Toros en el Teatro de Valentín Azcune – 2016.

La corrida de toros est un drame classique, certains diront à juste titre une tragédie car la mort est toujours présente, comme dans la tragédie grecque ou française, avec la seule différence que cette mort, celle du toro est visible et quasi inéluctable, celle du torero est latente en raison de sa possible inexpérience, des risques pris face à la dangerosité de l’animal, ou de quelque élément impondérable souvent indépendant des deux acteurs présents en piste. Le sacrifice du toro grandit le matador, par sa bravoure le toro élève au rang de héros le torero qui a su le combattre et, à la fin, le dominer. Toutes ces vérités et contradictions à la fois rappellent les affres des héros mythologiques des tragédies de nos études classiques à l´heure de choisir leur victime alors qu’un lien intime les unit. Non seulement dans la forme mais aussi dans le fond la corrida est un drame, tragique parfois, dont le spectateur est le témoin direct prenant parti à part égale, respectueux, pour le matador ou le toro selon le combat qu’ils auront livré.

L’unité de temps est totalement appliquée dans la corrida. Le drame est présent dès la sortie du toro des chiqueros et atteint son final, son paroxysme, dirons-nous, au coup d’épée au terme de la lidia qui dure environ une vingtaine de minutes. Le temps, même, est chronométré par le président de la course car celui de la faena de muleta est limité à 10 minutes, un avis est donné éventuellement comme signal de la mise à mort du toro qui, si elle n’est pas consommée dans ce temps, doit l’être dans une limite additionnelle de cinq minutes marquée par les clarines pour les avis successifs de trois et deux minutes après le premier. Ces trois avis sont inéluctables pour celui qui n’aura pu accomplir le geste final et rituel de matador. Ne dit-on pas que la mise à mort est « l’heure de vérité » ? Vérité pour le torero qui doit se jeter sur les cornes, vérité pour le toro qui livre son dernier assaut et donne sa vie pour que d’autres de son espèce lui survivent et perpétuent la race et le spectacle. Le temps est donc important pour la durée et conclusion de la faena. Par contre, pendant la faena, il est une notion liée au temps qui ne peut être mesurée. C’est lorsque torero artiste « arrête le temps » par la magie du temple, dans un mouvement intemporel de la muleta qui absorbe le toro et transcende le torero. Torero et toro sont soudés dans une même étreinte même si celle-ci ne dure qu’une fraction de seconde, peut-être reprise dans l’instant suivant créant ainsi une oeuvre qu’aucun artiste ne pourra jamais reproduire. Ce temps marqué par le temple, aussi bref soit-il, est éternel.

Dans le théâtre classique, la règle de l’unité de temps prétend mettre le spectateur en situation d’être le témoin d’un fait réel. La corrida de toros remplit parfaitement cette condition car devant le spectateur se déroule un drame, unique, non pas seulement par sa mise en scène ou exceptionnalité mais surtout par sa fugacité, drame perdu ou gravé à jamais dans la mémoire de l’aficionado. Devant ses yeux, dans le cercle fermé du ruedo, se déroule le drame auquel il participe par ses réactions ou même ses décisions pour l’attribution des trophées ou encore sa réprobation par la bronca.

La seconde règle du théâtre classique, l’unité de lieu, est satisfaite car l’arène, sa forme réduite au ruedo concentre et réunit dans un même espace et décor les acteurs présents en permanence, chacun dans son rôle et prestation, observés du début jusqu’à la fin. Dans cet espace particulier existent toutefois plusieurs lieux où l’action se déroule selon les différentes séquences de la lidia et caractéristiques imprévisibles du toro : les tercios. De la sorte, n’existe pas dans la corrida la rigidité du décor unique de la scène du théâtre antique ou celle du XVIIème siècle. Des lignes invisibles divisent la piste en zones propres à chaque séquence : les medios, les tercios et les tablas. La suerte de varas, celle des banderilles, presque invariablement se déroulent selon le même processus et le même terrain seulement conditionnés par le comportement et position du toro qui est l’acteur pour lequel n’est prévu, et pour cause, aucun rôle et déplacement sur la scène-ruedo. On remarquera que là aussi le chiffre trois est présent. La querencia est le lieu où le toro manso a tendance à se réfugier, c’est le lieu que le torero doit découvrir et s’en accommoder pour parfaire sa lidia. Le centre – los medios est le lieu idéal où la bravoure du toro et la vaillance du torero sont confrontées, où se concentre l’attention du public, où la corrida atteint les sommets que, dans le théâtre antique, les chœurs chanteraient à la fois la gloire du torero et celle du toro. Si l’unité de lieu existe elle n’est pas immuable, elle vit en accord avec l’évolution du toro et de sa lidia, pour cela la corrida implique aussi le spectateur-aficionado qui doit en connaître les règles et apprécier le jeu des acteurs – toreros-toros – dans leur rôle et interprétation.

L’unité d’action est le troisième commandement du théâtre classique. L’entrée des acteurs,  l’ordre, la préséance qui préside le paseillo, les costumes de lumières, le harnachement des chevaux des picadors et des mules d’arrastre, la musique, toute cette mise en scène fastueuse, d’un autre âge, allègre aussi, est l’ouverture, néanmoins solennelle, du spectacle qui, rapidement va se transformer en une représentation dont les actes sont parfaitement établis selon un rituel précis et minutés, exempts de livret ni scenario pré-écrits. Les toreros prennent position en fonction de leur rôle et le toro peut faire son entrée. Celle-ci est théâtrale, de la porte du toril sort l’animal, imposant, cornes en l’air, ébloui par les feux solaires, inspectant la scène pour devenir aussitôt un nouvel acteur dont on ne connaît pas encore le « texte » pour lui donner la réplique. Ici, plus évidente et calculée, la « règle de trois » s’impose et les tercios sont les actes autour desquels s’articule tout ce qui va advenir dans le ruedo. Le tercio de varas, celui de banderilles préparent et conditionnent le troisième, la faena de muleta et sa conclusion, la mise à mort. Ce dernier acte, lui-même est régit par le chiffre trois car la faena se compose, se structure dirait-on aujourd’hui, d’une introduction ou exposition qui sont les passes de tanteo du matador qui doit tester, jauger le toro pour l’exécution et application des fondamentaux. Les passes naturelles et derechazos constituent la base et le centre de l’œuvre torera, l’intrigue et le « dialogue » avec le toro, pour finalement conduire au dénouement par les adornos ou passes de châtiment avant la mise à mort qui en est le point culminant et fatidique.

Au théâtre tout est fiction, en los toros tout est réel. L’unité d’action, curieusement comme un présage de ce qu’est la corrida de toros depuis son avènement à la fin du XIIIème siècle, est aussi nommée unité de péril, celui-ci latent qui maintient l’attention du spectateur. Le péril, le danger sont inhérents à la corrida. La faena de muleta est le face-à-face des deux héros, leur dialogue intense avec tour-à-tour l’ascendant de l’un sur l’autre, pour qu’enfin le torero sorte vainqueur de ce combat, non pas oratoire, mais bien réel et physique.

Boileau dans son Art Poétique ne dit-il pas :

« Que dans tous vos discours la passion émue
Aille chercher le cœur, l’échauffe et le remue. »

Là, le spectateur, l’aficionado vit lui-même l’action, c’est la catharsis des grandes faenas, l’émotion contenue et finalement exprimée, les olés et ovations, les cris d’effroi lors de la cogida, la pétition des trophées après le succès du matador, l’ovation finale au toro brave emporté par l’arrastre.

La corrida dans tous ses ressorts surpasse de loin la tragédie classique. Les vertus telles que le courage, l’abnégation, le dépassement de soi, l’honneur même, vertus étrangères de la vie moderne, à l’homme de la rue, sont au contraire celles que montre le torero dans son combat avec le toro. Le spectateur, l’aficionado en est le témoin direct et  se projette, l’espace d’un instant, dans l’action même et admire le héros qui a vaincu la peur, le danger, la mort, et sort auréolé de sa vaillance et de la beauté créée.

Si la corrida de toros, sur le plan purement formel, peut-être comparée à une œuvre du théâtre classique, elle est, nous l’avons vu, plus que cela : c’est le spectacle unique, en direct, du drame de la vie et la mort.  Le sacrifice du toro va au-delà de sa mort. Le rituel qui la précède et l’accompagne met le public en situation de vivre ces moments avec intensité, de s’identifier avec le héros-matador ou  héros-toro selon le comportement de l’un ou de l’autre et de manifester son émotion comme un autre personnage du drame. Par ailleurs, de nos jours, si la faena de muleta est le centre du drame, elle devrait s’inspirer de l’ordre par lequel la tragédie classique s’est construite, la règle de trois toujours présente autant dans la forme que dans le fond, le parar, templar, mandar, bien sûr, mais aussi ce qui devrait être l’ensemble d’une oeuvre bien structurée. Dans la mesure du possible – le toreo n’est pas une science exacte – les impératifs techniques et esthétiques du toreo moderne justifieraient les trois temps de la faena, les passes de tanteo ou de châtiment pour « ajuster » le toro au tempo que veut lui imposer le torero, le centre de la faena et les séries de suertes fondamentales avec remates et adornos artistiques, les passes pour cadrer le toro et l’estocade comme sommet et final de l’œuvre tauromachique. La corrida, spectacle anachronique pour certains, blâmé par d’autres, reste néanmoins le seul au monde où se mêlent l’art, la passion, dans une liturgie tragique, une fête aussi, un drame imprévu, drame de l’homme et son destin fatidique vaincu momentanément pour un éternel recommencement.

Georges Marcillac

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