La (ré)vision tauromachique du Guernica de Picasso.

En cette année 2023 sera célébré le cinquantième anniversaire de la mort de Pablo Ruiz Picasso (1881-1973) et donnera l’occasion de l’ouverture de nombreuses expositions à Paris, Málaga, Barcelone et Madrid. Aujourd’hui, on se souviendra d’un évènement qui a marqué la première année de la Guerre Civile espagnole, celui du bombardement et  quasi destruction de la petite ville de Guernica du Pays Basque espagnol, c’était le 26 avril 1937. Le nom de Guernica est désormais associé au chef-d’œuvre de Picasso, universellement connu, qui fait encore l’objet de controverses et diverses interprétations quant au(x) symbole(s) qu’il est censé représenter.  Nous souhaitons y apporter ici une version tauromachique, pas plus déconnectée de la réalité que celles plus conventionnelles, académiques, certaines autres teintes – si l’on peut dire pour cette œuvre – d’une couleur politique.

Fin 1936 et début de 1937, une délégation du gouvernement légitime de la II République espagnole, formée de Josep Renau, Directeur des Beaux-Arts, accompagné des écrivains Juan Larrea, Max Aub et José Bergamín, se rendait à Paris où vivait Picasso pour solliciter sa participation à l’Exposition Internationale dans la capitale prévue du 25 mai au 25 novembre de cette année-là, où l’Espagne avait projeté un pavillon représentatif de l’art espagnol. Le thème de l’exposition était «Artes y técnicas de la vida moderna», la présence de Picasso s’imposait, donc, ainsi que celle de nombreux autres artistes tels que Joan Miró, Mariano Benlliure ou José Gutierrez Solana pour les plus connus de nos jours. La commande avait pour objet la réalisation d’un tableau mural de grandes dimensions dans le but de transmettre un témoignage de grande portée, de propagande même, en défense de la cause du gouvernement de Francisco Largo Caballero et attirer les sympathies d’autres puissances face aux menaces de l’Allemagne et Italie fascistes. Un peu réticent au début, Picasso réalisait néanmoins deux planches de gravures à l’eau-forte qu’il titrait «Sueño y mentira de Franco» (Rêve(s) et mensonge(s) de Franco). Une troisième planche serait ajoutée en juin. On devine l’intention et message de l’artiste en rappelant qu’à cette période ne s’étaient pas écoulés six mois depuis le soulèvement et coup d’état de Franco, le 18 juillet 1936, début de la Guerre Civile espagnole. On pouvait deviner dans ces planches, en forme de bandes dessinées, les intentions de l’artiste en ridiculisant Franco en Roi UBU avec quelques touches tauromachiques. Ce n’est qu’au début mai que Picasso se mettait enfin à l’ouvrage pour terminer, en l’espace de quatre à cinq semaines, l’imposant tableau commandé après de nombreux tâtonnements et quelques 45 études préliminaires. Conçu dans l’atelier de la rue des Grands Augustins nº 7, de Paris, qui permettait le déploiement d’une toile de grandes dimensions -7,75 x 3,50 m -, il est intéressant d’en suivre la progression par les photographies (1) de Dora Maar, la maîtresse de Picasso de cette époque. Le thème du tableau était censé mobiliser l’opinion publique en faisant allusion aux affres de la guerre civile espagnole. Le 26 avril 1937, la petite ville de Guernica (Biscaye) était rasée sous les bombes de la Légion Condor allemande et l’Aviazione Legionaria italienne qui apportaient ainsi leur aide aux forces insurgées de Franco. L’opportunité de donner un titre à l’œuvre de Picasso était toute trouvée : elle allait doublement symboliser les horreurs de la guerre et, à la fois, la destruction d’une ville, elle-même symbole des libertés du Pays Basque.

(1)  Photographie de Dora Maar d’une esquisse du Guernica dans l’atelier de Picasso 

L’immense toile terminée et donc exposée, seulement en juillet de 1937, suscitait pendant et après sa présentation à Paris autant d’étonnement que de controverses, presque de répulsion pour certains. En effet, la charge symbolique du tableau et des personnages qui le caractérisent, livraient au visiteur une image difficile à déchiffrer. Le Guernica, ne reproduit pas exactement la circonstance qui avait donné lieu à sa création : pas d’avions, pas de bombes, pas de référence évidente à la guerre! Restait aux visiteurs, aux experts, aux critiques d’art le soin d’observer et analyser l’œuvre dont la grandeur artistique ne faisait aucun doute mais dont la symbolique suggérait toutes sortes d’interprétations, certaines – vous me pardonnerez – «tirées par les cheveux». L’œuvre de Picasso, par contre, nous ramène à des thèmes et figurations récurrentes : le taureau, le cheval, la femme, tous trois présents dans ce tableau. L’expressionisme et le surréalisme se mêlent aussi pour rehausser le dramatisme de la scène, accentués par l’austérité et limitation chromatique de la peinture, le noir et blanc et les nuances de gris, pour transmettre un climat de douleur et tragédie. Curieusement le trio taureau, cheval et la figure féminine se retrouvent dans les références tauromachiques de Picasso, Espagnol de Málaga, aficionado a los toros mais surtout artiste dont sa Tauromachie – 26 aquatintes – peut être considérée comme le pendant moderne de celle de Francisco de Goya. Sans oublier le Mythe du Minotaure qui est aussi un des thèmes favoris de Picasso où l’on retrouve l´homme à tête de taureau et la femme, sa proie ou partenaire, mêlant fantaisie et vie privée…

Plusieurs auteurs voient dans le Guernica une origine taurine avec éventuellement une histoire s’y rapportant, vraie ou fausse, que certains pourraient taxer de «fake» ou de révisionnisme de l’histoire. Le peintre espagnol José Luis Galicia, ami de Picasso et auteur lui aussi de Tauromachies, questionné à propos du Guernica, citait ses conversations avec le maître et convenait sans ambages que ce tableau était «une grande Tauromachie». D’autre part, il est permis de penser que, dans l’esprit de l’artiste, le dramatisme et parfois la tragédie vécue dans l’arène, pouvaient  évoquer et refléter la tragédie de la guerre. On remarquera que les personnages représentés sont des victimes comme le furent, sinon les habitants de Guernica, aussi toutes les victimes des premiers six mois de la Guerre Civile. Certains sont allés plus loin dans leur interprétation du Guernica. Par exemple Aquilino Duque (1931-2021) écrivain, poète réactionnaire et laudateur du franquisme, qui déclarait – sans preuve mais d’une évidente et tendancieuse intention – que le Guernica n’était «autre, dans un but lucratif, qu’une adaptation du tableau, collage, carton, affiche comme on voudra l’appeler, avec lequel l’artiste prétendait se joindre au deuil national pour Ignacio Sánchez Mejías». En effet, ce torero, beau-frère de José Gómez « Joselito El Gallo », était blessé mortellement sous la corne de « Granadino », le 11 août 1934 à Manzanares (Ciudad Real) et décédait deux jours après de la gangrène, à Madrid… La célébrité d’Ignacio Sánchez Mejías, dépassait sa qualité de matador de toros, ami et mécène d’artistes, écrivain et conférencier, sportif et don juan. Sa figure était immortalisée par Federico García Lorca dans la fameuse élégie « Llanto por Ignacio Sánchez Mejías ». En 1936, le peintre José Caballero (1913-1991) était sollicité pour illustrer le «Llanto» de l’édition de Cruz y Raya de José Bergamín. Son dessin encre-de-chine «La cogida de la mujer torera» a la particularité de représenter le toro dans la même position que celui du Guernica ainsi que le bras levé de la torera comme celui de l’homme gisant d’une des esquisses photographiées par Dora Maar à la seule différence que ce bras est terminé par le poing fermé… (1). Ne serait-ce pas le salut du Front Populaire (Picasso adhèrera en 1945 au Parti Communiste) qui s’élevait au-dessus du cheval blessé au centre du tableau? Est-ce que Picasso ne s’était-il pas inconsciemment inspiré du dessin de José Caballero de 1936? Cette forme était finalement abandonnée dans les esquisses suivantes. Par ailleurs, comme à la corrida, le cheval peut être blessé : ne symboliserait-il pas le peuple espagnol atrocement meurtri par les bombardements des premiers mois de la guerre civile? C’est évidemment une des interprétations qui fut donnée mais une autre lui était opposée, celle des forces fascistes, durement atteintes, qui seraient tôt ou tard vaincues… Dans de nombreuses œuvres taurines, Picasso peint le cheval soulevé par le toro, le cou déformé et la détresse dans le regard et la bouche ouverte, ici dans une attitude surréaliste, certes, mais combien  douloureuse.

Sur une des esquisses de la toile (1), le toro, à gauche, conserve cet air altier, indifférent au drame que vivent les autres personnages. Le reste du corps, lui, prend la position du toro du dessin de José Caballero. Cette attitude est étrange : elle est seule comparable à celle du toro  encampanado, provocateur et arrogant à son entrée dans l’arène. Questionné sur ces deux animaux, Picasso répondait que «le public, les spectateurs voient dans le cheval et le toro, les symboles qu’ils interprètent comme bon leur semble… ce sont des animaux, des animaux massacrés» (Los Toros – Tome 7 – p. 363). Jamais dans ses déclarations le maître ne faisait référence au caractère tauromachique de son œuvre. Pourtant José Morente dans son blog « La razón incorporea » pose la question : ¿Hommage à Guernica ou à Ignacio ? Il émet l’hypothèse selon laquelle Picasso aurait pu ébaucher quelques toiles ou dessins que lui aurait inspiré la mort d’Ignacio Sánchez Mejías et, trois ans après, les avoir utilisés pour la commande du gouvernement espagnol. Diverses et contestables versions de la genèse du Guernica n’empêchent pas de jeter un regard raisonné sur les éléments constitutifs de l’œuvre qui pourraient les associer au torero sévillan. Ce que nous faisons avec José Morente.

Tout d’abord le toro est l’auteur de la cogida, il ne transmet aucun sentiment… il a joué son rôle, il a vaincu. Au-dessous, comme une Pietà, la mère soutenant son enfant mort, l’image de toutes les mères dont le fils torero périt sur le sable des arènes. Presque en symétrie, une autre femme accourt, est-ce l’épouse Lola Gómez Ortega,  la sœur de Joselito El Gallo mort à Talavera de la Reina? ou «La Argentinita», la maîtresse bailaora flamenca? Le sommet de la composition triangulaire du tableau est occupé par le cheval dont le flanc s’ouvre sur une blessure béante en forme de losange (est-ce un rappel des chevaux étripés par les toros lorsque n’existait pas le peto ?). Tout en haut, se situe une lampe, pièce incongrue dans le tableau. Elle peut rappeler la lumière de l’infirmerie à laquelle a été conduit le torero après la cogida. Une autre source de lumière est apportée par une autre figure féminine, lumière de soutient, une lueur d’espoir face à la vie qui s’éteint. Tout en bas, à la base du triangle gît le torero (espada) agonisant, l’épée (espada) brisée. Enfin à droite, derrière un burladero, les bras au ciel, un personnage se lamente de la cogida fatale du torero, cet andalou si noble, si riche d’aventure. Ainsi revu, le Guernica pourrait recevoir le même titre du « Llanto por Ignacio Sánchez Mejías » plagiant le grand poème élégiaque de Federico Garcia Lorca. Comme il est bien difficile  d’interpréter l’art moderne et en particulier le Guernica, on voudra bien excuser cette dernière «traduction» de la part d’un aficionado…

Après l’exposition de 1937, le Guernica revenait à l’atelier de Picasso pour ensuite faire l’objet d’une exposition itinérante en Europe jusqu’au mois de juillet 1939 lorsqu’il est, selon la volonté de Picasso, laissé en dépôt au Musée d’Art Moderne de New York (MoMA) sous la condition qu’il soit restitué à la République Espagnole. Comme on le sait, cette condition ne pouvait être remplie dans un délai raisonnable puisque s’installait le régime franquiste pendant 40 ans. Ce n’est que par l’intermédiaire de Roland Dumas, son avocat, et de l’accord du vivant de Picasso, que le Guernica pourrait être «rendu» à l’Espagne lorsque «les libertés publiques seraient restituées». Le transfert avait lieu en vol régulier d’Iberia du 9-10 septembre 1981 et le Guernica était installé au Casón del Buen Retiro, une annexe du Musée du Prado. Finalement, depuis 1992, l’œuvre maîtresse de Picasso peut être admirée au Musée Reina Sofía â Madrid.

Georges Marcillac

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