L’ANNÉE MANOLETE (II)

Sa carrière de matador de toros.

La guerre terminée, l’alternative est vraiment le début de la carrière du torero cordouan qui fait déjà figure de vedette tant ses derniers succès de novillero eurent quelques retentissements. Les places de première catégorie, en tout cas les capitales de province qui n’ont pu assister à ses exploits, vont avoir l’occasion de vérifier si les louanges tressés au nouveau torero prodige sont véridiques. La critique taurine, le public de Madrid et le nouveau régime installé vont développer autour de Manolete et de la Fiesta de los Toros convertie en Fiesta Nacional une campagne dont se bénéficieront toutes les parties engagées dans cette dynamique. Accompagné de José Flores « Camará » qui sera son tuteur, presque paternel, son ami et son apoderado influant, Manolete se trouvait en 1939, à mi-temporada, à l’amorce d’une trajectoire qui le conduirait au plus haut de l’histoire de la Tauromachie et sa fin tragique de Linares allait le convertir en torero légendaire.

Après Séville, la corrida du Puerto de Santa María était le seul contrat signé après celui de l’alternative. Le 30 juillet, Manolete affrontait des toros de Pablo Romero qui afficheraient  350 kg en canal soit plus de 600 kg en vif ! Le cartel était somptueux : Juan Belmonte… rejoneador,  Domingo Ortega, Pascual Márquez et Manolete qui coupait 4 oreilles et une queue! avec en prime une voltereta. Juan Belmonte déclarait à César Jalón «Clarito» que la actuación  de Manolete lui avait «donné la chair de poule», c’est dire l’impression produite sur cet autre torero de légende qui savait de quoi parler. C’est avec curiosité que les critiques taurins de l’époque découvraient ce jeune torero, au physique ingrat, sérieux (en tout cas en apparence dans l’arène) et révolutionnaire dans sa façon de se placer devant le  toro ou près de ses cornes si c’était nécessaire. Manolete passera par San Sebastián (les 27/07 et 10/09), devant des temidos gracilianos – les redoutés toros de Graciliano Pérez Tabernero, d’origine Santa Coloma – le premier jour et coupera deux oreilles et la queue. Il se présentera à Barcelone le 1er octobre et de nouveau coupera les deux oreilles et la queue d’un toro de Atanasio Fernández à la suite de quoi l’empresario Pedro Balanña se réjouissait de ce succès et réengageait Manolete pour le dimanche suivant… avec un échec total  des toros et des toreros. Le 12 octobre était le jour de la confirmation de l’alternative à Madrid à l’occasion de la Corrida de Bienfaisance, fête de Nª Sª del Pilar patronne d’Espagne reconvertie comme «Día de la Raza» ! (nouveau régime, nouvelles habitudes. NDLR). Marcial Lalanda était le parrain à la fois celui de Juan Belmonte Campoy, le fils de Juan Belmnte, qui confirmait aussi son alternative. Manolete coupait les deux oreilles et la queue du dernier toro d’Antonio Pérez de San Fernando. Inutile de rapporter ici l’emphase et le dithyrambe de toutes les reseñas, chroniques de l’époque, lorsque Manolete surprenait et  triomphait en cette année 1939, temporada de transition qu’il terminait le 17 octobre après 11 novilladas, 17 corridas de toros avec à son palmarès 122 oreilles et 7 queues !

L’année 1940 est la confirmation de l’ascension de Manolete qui le mènera à la gloire surpassant les légendaires «Joselito El Gallo» et Juan Belmonte car, au-delà de sa personnalité et de sa révolutionnaire présence dans l’arène, on doit mettre en exergue la répercussion de ses succès sur la société d’après-guerre civile espagnole. L’annonce de Manolete à l’affiche attire les foules. L’économie personnelle des spectateurs est mise à mal car ceux-ci sont prêts à engager des sommes folles pour acquérir les billets qui leur permettent de voir leur héro. Le nombre des corridas torées par Manolete va croissant jusqu’à 1944, année où aurait été dépassée la centaine sans les cogidas et blessures enregistrées au cours de cette temporada,  la plus glorieuse de sa carrière. Les succès se multiplient et les oreilles, queues et même pattes étaient quasiment les prix de chaque actuación, prix sans doute excessifs demandés et octroyés dans des ambiances triomphalistes. Quelques dates phares illustrent la personnalité et carrière de Manolete pendant ces années. Le 20 avril 1941, dernier jour de la Feria de Séville, le cordouan «légitime successeur» de Rafael Guerra « Guerrita » (décédé le 20 février 1941) signait une «faena genial»  et coupait les deux oreilles et la queue. Il terminait la saison en beauté, à Madrid lors de la corrida de la Légion, le 10 octobre, en coupant deux oreilles de « Soñador » un exemplaire d’Antonio Pérez.

                                   

Le 18 août 1942, à San Sebastián, à son premier toro de Saltillo Il recevait une blessure qui allait marquer pour toujours son visage: la corne pénétrait dans la bouche, à la commissure des lèvres, côté gauche des joues (il gardait la cicatrice d’une autre cornada de espejo, à la joue gauche, reçue le 8 septembre 1941 à Murcie). Il est à noter que durant la temporada 1942, Manolete toréait 10 corridas à la Monumental de Barcelona ! En tout, 9 oreilles coupées, 3 rabos et 3 pattes, la majorité des trophées étaient glanés à partir de juillet dont les queues et pattes !  Barcelone représentait beaucoup dans la carrière de Manolete sans doute aussi grâce à la gestion de Pedro Balaña qui voyait en le cordouan, dès le début, un filon pour de bonnes affaires commerciales. Depuis ses débuts de matador jusqu’à sa mort, la capitale catalane et sa Monumental accueillaient Manolete 70 fois, alors qu’à Madrid il ne faisait le paseillo que 27 fois et à Séville 20 et 15 dans sa ville natale. Le 27 septembre, à Madrid, il recevait une grave cornada et interrompait de ce fait sa saison! 1943 était l’année lorsque Manolete accédait à la popularité nationale mais aussi mondiale car il était question d’un contrat à Mexico de 1 million de dollars de l’époque pour une exclusivité de 25 corridas. Une cogida dès le début de la temporada à Castellón de la Plana et trois autres, le reste de l’année, limitaient sa présence dans toutes les ferias bien qu’à fin octobre, après la Feria de El Pilar de Saragosse, il atteignait en tête de l’escalafón, le total de 71 corridas. Le 28 juin, durant la Feria de Hogueras d’Alicante, il coupait les deux oreilles de ses deux toros du Conde de la Corte. Le chroniqueur taurin de Digame, Ricardo García « K-Hito », dans son papier, affublait Manolete du surnom supposé admiratif – de « El Monstruo » qui allait être à jamais associé à sa personne. Comme dit précédemment, 1944 était l’année de son apogée en terme de corridas toréés en Espagne, 92 ou 93, selon les panégyristes du désormais IV Calife de Cordoue, et 12 festivals. Quels que soient les nombreux succès habituels, souvent excessivement fêtés, et quelques fracasos enregistrés cette année 44, la faena qui restera dans les annales comme la «faena suprême» fut celle prodiguée au toro «Ratón» de Pinto Barreiro le 6 juillet lors de la traditionnelle Corrida de la Presse. Grâce au coup d’œil et flair de José Flores « Camará » au moment du reconocimiento ce toro devait obligatoirement sortir comme sobrero car la corrida de Alipio Pérez Tabernero était «petite» et le 6ème  qui allait correspondre à Manolete élèverait les fureurs du public ce qui s’avérait exact et il était renvoyé aux corrales. La faena à « Ratón» recevait tous les éloges possibles. Dans l’arène ce fut «l’apothéose » et des chroniques «telluriques» encensaient l’exploit comme celle de « El Cachetero » de El Ruedo qui ponctuait: «l’édifice du toreo culminait en sa personne» de Manolete, évidemment et un autre le qualifiait de nec plus ultra du toreo, etc… Alors que l’époque de Manolete se caractérisait par la présence de toros de présentations discutables, c’est de ce mois de juillet 44, le 2 exactement, qu’était gravée cette photo de Manolete et du toro de Miura « Perfecto » (304 kg en canal) démentant ainsi les critiques de ses détracteurs qui lui reprochaient de n’affronter que des toros «préparés» et d’élevages faciles. En tout cas pas ceux de Saltillo, Conde de la Corte, Miura, Pablo Romero, Escudero Calvo (futurs victorinos…) qui lui furent opposés en 1944. Une autre corrida importante fut celle où pour la première fois le Mexicain Carlos Arruza figurait au même cartel que Manolete, le 26 août à Cieza (Murcia) après que les relations diplomatiques taurines – interrompues en 1936 – aient été rétablies avec le Mexique. Justement, c’est l’année suivante que Manolete réalisait sa première campagne au Mexique et se présentait le 9 décembre 1945, à Mexico DF Plaza de El Toreo (de la Condesa) pour des toros de Torrecilla. Silverio Pérez lui confirmait l’alternative en présence de Jesús Solórzano. Manolete coupait une oreille et la queue au toro d’alternative nommé « Gitano »  et était blessé à son second après avoir donné un grand coup exhibant son toreo particulier inconnu jusqu’alors des aficionados mexicains. Pendant toute l’année 1946 Manolete allait d’un pays à l’autre outre Atlantique, du Mexique (de janvier à mars, novembre et décembre) au Pérou (mars et octobre), de la Colombie (avril) au Vénézuéla (mai) pour un total de 46 corridas et 2 festivals. La Monumental de Mexico était inaugurée le 5 févier et enregistrait son premier «no-hay-billetes » avec un cartel où figurait Manolete avec «El Soldado» et Luis Procuna et des toros de San Mateo. Manolete coupait la première oreille de l’histoire de la plaza après une faena «inoubliable et inénarrable».  L’Espagnol remplissait grandement son contrat ! Il va  sans dire que cette première tournée aux Amériques fut triomphale avec d’énormes succès dans chaque pays élevant la popularité du cordouan au zénith de l’art taurin mondial. Il interrompait sa campagne américaine pour une seule incursion en Espagne pour la traditionnelle Corrida de Bienfaisance, le 19 septembre à Madrid, où il alternait avec les toreros espagnols « Gitanillo de Triana, Antonio Bienvenida, Luis Miguel Dominguín et Álvaro Domecq (rej.). Il coupait les deux oreilles à son deuxième toro et retournait ainsi une situation difficile vécue à son premier, reçu avec les sifflets et protestations d’un public sans doute jaloux et mécontent de cette unique apparition, enclin à exiger de Manolete toujours le maximum.

1947, l’année fatale, allait être la dernière avant sa retraite car à maintes reprises Manolete avait manifesté à ses proches son désir de se donner un temps, peut-être du «bon temps» au terme de la temporada. Fatigué physiquement et surtout moralement à la suite des attaques dont il était victime, sur ses émoluments – des centaines de milliers de pesetas de l’époque dans une Espagne qui vivait sous le régime franquiste et les tickets de rationnement -, des inquiétudes sentimentales qui étaient les siennes alors, il subissait une pression incessante, corrida après corrida, parfois des insultes à chacune de ses apparitions. Le début de l’année obéissait à l’accomplissement de ses six derniers contrats au Mexique jusqu’en février et, au retour en Espagne, il s’accordait trois mois de repos avant de renouer avec le public espagnol versatile, aussi bien fanatique et enthousiaste qu’intransigeant et injuste. Il débutait à Barcelone le 22 juin – la gentry espagnole s’était déplacée à la capitale catalane et il coupait deux oreilles et la queue d’un toro de Bohórquez. Pampelune, 10 juillet : 4 oreilles et 2 queues à des toros de Urquijo. La Linea de la Concepción, le 13 juillet : 3 oreilles, une queue et une patte ! Il ne pouvait pas manquer la traditionnelle Corrida de Bienfaisance, le 16 juillet, à laquelle assistait le chef de l’Etat, Francisco Franco Bahamonde «Caudillo de España». Il perdait la Puerta Grande car il passait à l’infirmerie après une nouvelle cogida et une cornada à la cuisse gauche. Il recevait les deux oreilles après une faena où, selon les chroniques, répondant à des invectives du public, il avait outrepassé les limites que lui permettait le toro de Bohórquez («Babilonio» nº 55 – 314 kg en canal). Manolete était resté en piste jusqu’à porter une estocade qui roulait le toro, le dernier de sa vie à Madrid. Il affirmait par la suite que cette Corrida de Bienfaisance serait la dernière à jamais… Cette blessure lui faisait perdre six contrats. Il réapparaissait à Vitoria le 4 août et quelques jours après il se trouvait à San Sebastián, le 16, pour des toros de Villamarta en compagnie de Luis Miguel Dominguín et Juanito Belmonte, il coupait les deux oreilles de son premier et recevait des sifflets et protestations à son second sans options…Toledo, Gijón et Santander étaient les dernières apparitions sans aucun trophée aux trois avant Linares.

Manolete déclare à Matías Prats: « Vivement qu’arrive octobre » San Sebastián – Été 1947

Chambre 42 de l’Hotel Cervantes de Linares. Manolete s’était installé tard dans nuit arrivé de Madrid et, ce matin du 28 août, il recevait son ami le journaliste de Pueblo Antonio Bellón qui avait voyagé avec lui avec son apoderado José Flores «Camará» et le mozo de espada Guillermo, les quatre dans la Buick du torero, et K-Hito de Dígame qui, lui, était arrivé par le train de nuit de Madrid. Il leur manifeste que son vœu le plus cher serait que cette corrida de Linares fût la dernière car il se sentait fatigué et sans volonté. L’apoderado venait des arènes où s’étaient déroulé le sorteo et l’apartado. Tout était arrangé et il avait même échangé avec «Gitanillo de Triana» un toro plus « petit » contre un plus costaud que toréerait Manolete en premier. Après un repas frugal et une courte sieste, il enfilait son costume rose pâle et à l’heure convenue il quittait l’hotel pour la plaza… et rejoignait ses compagnons de cartel « Gitanillo de Triana » et Luis Miguel Dominguín. Dans un toril de la plaza l’attendait «Islero», un toro de Miura, terciado, cornicorto qui au moment de la mise à mort lui infligerait une cornada à l’aine. Le toro était blessé à mort et Manolete emporté à l’infirmerie comme l’immortalise la photographie de Cano. Le Docteur Fernando Garrido, chirurgien titulaire des arènes et de l’hôpital de Linares, réalisait les premiers soins mais la gravité de la blessure – deux trajectoires de 20 et 15 cm – obligeait à transporter le torero sur une civière – à pied ! – à l’hôpital. L’hémorragie était importante et nécessitait deux transfusions. Au petit matin, les docteurs habituels de Manolete, Tamames et Jiménez Guinea arrivaient de Madrid, ce dernier lui administrait une transfusion de plasma! Manolete expirait à 5 h 7 mn, le matin du 29 août. A partir de ce moment, différentes versions des causes de la mort de Manolete circuleraient surtout en relation avec la gravité de la cornada, les soins qui lui seraient successivement pratiqués et les propos des témoins de cette issue fatale qui voyait disparaître Rafael Rodríguez Sánchez «Manolete». Un grand torero qui entrait dans la légende. Cela est une autre histoire…

Georges Marcillac

Sources

  • Manolete – 50 años de Alternativa – Francisco Narbona
  • Manolete, biografía de un sinvivir – Fernando González Viñes
  • Manolete – Torero para olvidar una guerra – Juan Soto Viñolo
  • El día que mataron a Manolete – Tico Medina
  • Revista Corrida de Beneficiencia 2017 – José María Sotomayor

 

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