L’ANNÉE MANOLETE (III)

Les clameurs se sont tues. La profusion d’hommages, d’articles, de livres nouveaux dédiés à Manolete en cette année 2017 pour la commémoration du centenaire de sa naissance et des 70 ans de sa disparition, ont brusquement disparus après le souvenir de la date fatidique du 28 août. Ici, nous poursuivons notre contribution à la connaissance et reconnaissance du grand torero, désormais légendaire que fut Manolete.

Un style de toreo à nul autre pareil.

Linares, ville minière du nord de l’Andalousie, province de Jaén, se réveillait étourdie par l’évènement, sortait de l’ombre, de l’anonymat même, car ce matin même, 29 août 1947, à l’Hôpital de los Marqueses de Linares venait d’expirer le grand matador Manuel Rodríguez Sánchez «Manolete» comme suite à la blessure fatale que lui avait infligé «Islero» de Miura, la veille, Fête de San Agustín. Le monde taurin abasourdi, la société entière d’alors, se demandaient comment le plus grand matador de l’ère moderne pouvait avoir succombé sous les cornes d’un toro alors qu’il paraissait immortel tant sa gloire était grande dans cette période triste de l’après-guerre. Evidemment, on ne pouvait oublier qu’un autre torero – et quel torero : José Gómez «Joselito El Gallo» ! – disparaissait, moins de trente ans auparavent, blessé à mort par «Bailador». Lequel était le plus grand ? Sinon leur gloire, leur destin tragique s’inscrivait dans des temps différents et leur tauromachie demeurait une référence pour les générations suivantes.

Manolete, était né en 1917, donc à l’époque où «Joselito» était au sommet et formait avec Juan Belmonte le duo dont les deux modèles de tauromachie se combinaient pour donner naissance à un style de toreo en accord avec l’évolution des toros de lidia, en bravoure et noblesse, qu’eux-mêmes avaient peu à peu imposé. Manolete allait être en quelque sorte l’héritier de ce nouveau style interprété par d’autres figures comme Domingo Ortega (1906-1988), Marcial Lalanda (1903-1990) et Manuel Jiménez « Chicuelo » (1902-1967) pour ne citer que les plus connus.

       Manolete au centre avec Domingo Ortega à sa droite et Marcial Lalanda 2ème à sa gauche                            

Un facteur important influençait grandement sa carrière et son ascension : la guerre civile espagnole. Manolete était becerrista et novillero sans picador jusqu’en 1935 et le 18 juillet 1936 le soulèvement du général Franco marquait le début d’une période noire de l’histoire de l’Espagne qui ne s’achevait que le 1er avril 1939. Comment et pourquoi, le torero cordouan, devenait-il celui que la personne la moins informée de l’histoire de la tauromachie prononcerait, en premier et sans hésitation,  son nom : Manolete? Le pays allait souffrir pendant de nombreuses années les conséquences de cette horrible, cruelle et désastreuse guerre fratricide : des années de misère et famine. La famille de Manolete avait tant bien que mal vécu la fin de la période républicaine et comme son père, son grand père et ses oncles, il allait prendre progressivement le chemin des tentaderos, capeas et becerradas, se faire remarquer, se faire un nom et être pris en main par divers apoderados pour accéder au titre de novillero le plus en vue jusqu’à son alternative à Séville le 12 juillet 1939. Ces années d’apprentissage ne le distinguaient guère des autres prétendants à la gloire taurine si ce n’est que par une qualité principale qui fera sa réputation : celle de bon, sinon de grand, estoqueador. Dès 1933, les chroniques de l’époque rapportaient que le jeune Manolete, encore becerrista, montrait des qualités rares par les temps qui couraient dans le maniement de la muleta de la main gauche et un grand style de torero aussi bien avec l’épée que la muleta (Diario de Córdoba – 13 août 1933 – Signé «Juanito») De même, durant cette même nocturne, il était relevé que le meilleur du meilleur que l’on puisse rencontrer à Cordoue, est le fils du «malheureux» Manolete (son père, NDLR), encore un enfant, lourdaud dans le ruedo, un peu codillero à la véronique mais qui terminait bien ses passes et connaissait le toreo et imprimait émotion à ce qu’íl faisait (Diario Republicano – 13 août 1933 – Signé «Tarik de Imperio» (sic)). Ensuite Manolete estoquait son novillo en «se jetant» et il lui était prédit un grand avenir si le chemin qu’il s’était tracé ne souffrait aucune déviation… Ainsi se dessinaient dès ces premières critiques les qualités d’un torero qui seraient ses deux «marques de fabrique» : son toreo al natural et ses estocades.

L’analyse de la tauromachie, du toreo de Manolete ne se réduit pas à ces deux qualités. En premier lieu, son toreo est révolutionnaire car, tel qu’il l’a lui-même défini en réponse à un journaliste: si jusqu’alors, la lidia s’ajustait aux conditions du toro, lui, il estimait qu’il devait imposer son style à tous les toros de sorte que, plus tard, il était commun de dire que seulement 10% de de ses toros lui avaient résisté… ! À propos des toros, il faut rappeler que si la guerre civile fut désastreuse pour la société espagnole, elle le fut aussi pour les élevages de toros de lidia dont le cheptel, principalement en zone républicaine, fut décimé en partie pour nourrir le peuple et les troupes et «punir» les propriétaires terriens qui représentaient à l’époque la classe privilégiée et nantie. De ce fait à partir de 1939-40 et années suivantes, il était difficile pour les empresas de trouver des produits qui rempliraient les conditions d’avant-guerre, c’est-à-dire des toros d’âge et de poids règlementaires. Pour cela,  à partir de 1941, une modification du règlement n’imposait plus le poids minimum pour les corridas de toros (470 kg pour les plazas de 1ère catégorie, 450 kg et 420 kg pour celles de 2ème et 3ème respectivement). C’est sur Manolete que retombaient la critique et la responsabilité de toréer des toros chicos, de poids et d’âge inférieurs à la norme quand ils n’avaient pas été «arrangés» – afeitados – alors que, bien sûr, les autres toreros de l’époque affrontaient des animaux de même calibre… Hormis ces dernières considérations, Manolete prétendait poderles, à tous (les toros).

Dans la revue taurine  El Ruedo, de juin 1945, il donnait sa version et conception de la passe fondamentale qu’est la naturelle qui est tout dans le toreo. Il ajoutait qu’on ne doit pas avancer la muleta vers un toro qui charge. Lorsque les cornes sont à # 20 cm (cuarta = empan) de la muleta, on doit «courir la main» avec le maximum de lenteur et étirer le bras le plus qui se peut, la jambe gauche reste fixe et, quand la passe arrive à sa fin, on doit alors pivoter sur sa jambe droite pour donner la passe suivante et toutes celles que permet le toro. Cette définition est bien différente de celle que donnera quelques années plus tard Domingo Ortega dans sa conférence à l’Ateneo de Madrid où était mis en exergue le concept de «charger la suerte»… (voir l’article du 4 mars 2014 de René-Philippe Arnéodau). Manolete en rajoutait en indiquant que «charger la suerte » à la naturelle, comme dans les autres suertes, est un avantage pour le torero car, de fait, il déviera plus facilement la trajectoire du toro. C’est justement cette façon peu commune, pour ne pas dire peu orthodoxe, de toréer que Manolete attirait les foules qui découvraient un style nouveau, ajouté à l’émotion que produisait le placement, la muleta en retrait et la répétition des passes. Le critique barcelonais Mariano Cruz écrivait que la passe de Manolete commençait là où terminait celle des autres toreros. En effet, la muleta tenue à la hauteur de la hanche gauche laissait découvert le corps du torero jusqu’à l’embroque ce qui augmentait le danger. Mariano Cruz évoquait aussi la conception tragique du toreo de Manolete car au-delà de son physique, peu gracieux il est vrai, son hiératisme imperturbable, son stoïcisme dira-t-on, face aux toros, remuaient les foules. Les réactions, la catharsis des publics  en Espagne et au Mexique même, sont visibles dans les nombreux extraits de films et reportages de NO-DO, l’agence officielle franquiste d’actualités, projetés dans les cinémas d’après-guerre en Espagne.

La caractéristique principale des faenas de Manolete repose dans la ligazón, l’enchaînement des passes, en particulier des naturelles. Pieds joints ou légèrement écartés, sans «charger la suerte» néanmoins dans un mouvement précis de poignet pour à la fois éloigner le toro dans sa charge et le reprendre pour la passe suivante. La verticalité de Manolete dans la succession des naturelles, aussi l’impression d’absence de maîtrise, donnaient évidemment aux séries de naturelles un cachet incomparable. César Jalón «Clarito» (1889-1985), critique taurin, ex-ministre et écrivain, après avoir été un admirateur de Juan Belmonte défendra Manolete pour répondre aux critiques et polémiques que suscitaient le style du cordouan. Dans ses Mémoires (1972), il opposait au codilleo et au placement de profil de Manolete, qui lui étaient reprochés, justement ce retrait de la muletaqui «volait» un temps aux passes – et ses longs bras et son poignet prodigieux qui ont donné les passes les plus longues de l’histoire. Il ajoutait que, sans dénigrer les maîtres académiques et dominateurs qui soutenaient la ligne classique du toreoM. Lalanda et D. Ortega -, il fallait se rendre à l’évidence qu’une fois de plus, un phénomène (Manolete) hors classe, avec un grain de folie, allait ignorer les tauromachies des maîtres traditionnels. Lui-même, « Clarito » se demandait s’il n’était pas tombé sous l’influence d’un mirage intransigeant comme il le fut, lui-même, du temps de  Belmonte ou d’autres, de «Joselito» ou «Lagartijo». La réalité est que Manolete concentrait toute l’attention par ses succès répétés dans ces années 40 et peut-être même aveuglait un de ses thuriféraires les plus connus, Ricardo García « K-Hito » qui, après la faena au toro «Ratón» (06/07/1944) n’hésitait pas à écrire : Manolete, c’est lui. Le meilleur, l’unique qui a chamboulé toutes les règles du toreo, celui qui en a terminé avec le «charger la suerte» et autres bagatelles. On voit bien que la révolution manoletiste était complète et acceptée par (presque) tous…

Manolete était aussi critiqué pour être un torero corto, c’est-à-dire court de répertoire. En particulier, Martial Lalanda après son départ en 1942, héritier des «José y Juan» confiait que Manolete était admirable de dignité et responsabilité, mais, comme torero il était «corto» et de peu de classe. Il ajoutait que la plupart du temps il toréait des toritos (sic)  Si l’on s’en remet à la qualification habituelle de corto, il est vrai qu’à la cape Manolete n’était guère varié: la véronique et la demie véronique mains basses, pieds joints ou légèrement écartés, donc chargeant légèrement la suerte, parfois un quite à la gaonera  qu’il traitait comme une passe de muleta, tel étaient son bagage au capote. Certes, il ne plantait pas les banderilles – on ne lui connait que la fois, où invité par le jeune Juan Bienvenida, il acceptait le défi, au cours d’un festival à Arganda del Rey en 1944 (il s’y était néanmoins exercé à l’Ecole taurine de Montilla). En ce qui concerne la  muleta, son répertoire était varié, limité aux passes fondamentales – naturelle et derechazo mais inventif dans l’exécution des adornos pour terminer une série ou bien en fin de faena ou encore pour sortir brillamment d’une situation à risque par molinete, molinete invertido, pase del desprecio, trincherazo et trincherilla sans oublier la manoletina qu’il popularisait – par la suite galvaudée et honnie des «puristes» – empruntée au torero de Ségovie Victoriano de la Serna.

                 

   

Les estatuaires étaient aussi une entrée classique de faena chez Manolete. Preuve est donnée que cet échantillonnage de passes n’était pas aussi court que l’on semblait le dire surtout si  l’on ajoutait toutes les passes de poder, celles par lesquelles le torero domine l’animal, le retient à sa merci dans les doblones ou les pases ayudados par le bas, ou bien le fleuri et efficace abaniqueo avant de fixer le toro pour la mise à mort. Tout ce registre de passes et suertes traduisent l’injustice dont était victime Manolete, de ses détracteurs de mauvaise foi qui lui collaient l’image de torero corto… En supposant que cela fut vrai, Manolete compensait ses «lacunes» par une sérénité, un aguante dans l’exécution des passes et une personnalité qui le distinguaient de tous les autres toreros de son époque. Sa vaillance, son respect pour le public, sa générosité ne le faisaient reculer devant aucun toro au prix de la trentaine de cogidas reçues au cours de sa brève carrière jusqu’à l’ultime, la fatale, celle de Linares.

Manolete, El Monstruo, comme Ricardo García «K-Hito» l’avait surnommé  au soir d’une corrida triomphale à Alicante en 1944, était reconnu comme un superbe estoqueador. La définition de la suerte suprema se résume dans ses propres paroles : il faut entrer court (s’étant placé à courte distance du toro – NDLR), lentement et s’exposer de telle sorte que la corne droite ne doive passer à plus de # 20 cm (cuarta = empan) du corps du torero.  Rarement il se départait de ces préceptes et confirmait que, en se croisant, c’était la muleta et la main gauche qui esquivait le danger et qui tuait. Sa sincérité, son entrega, lui coûtaient de nombreuses cogidas en portant l’estocade jusqu’à la dernière, en mettant à mort « Islero ».  (Photo ci-dessus)

Si la courte carrière de Manolete fut émaillée de nombreuses cogidas, certaines graves, ses triomphes retentissants étaient le reflet d’une constance dans l’obligation qu’il s’était imposé de satisfaire un public inconditionnel dont il reconnaissait le sacrifice pécuniaire que représentait l’achat des billets d’entrée pour assister à ses exploits. Sérieux en piste, Manolete ne se laissait aller à aucun geste frivole, son physique et surtout son visage ingrat s’ajoutaient au dramatisme de son seul placement dans un terrain supposé impossible jusqu’alors. Peut-être, la seule concession ou effet théâtral de son toreo  étaient ses derechazos le regard perdu en direction du public en délire comme s’il se désintéressait du toro qui le frôlait en un geste d’absolue négation du danger. Il faut bien dire aussi que ce public atteignait des degrés de défoulement, de sensibilité exacerbée quasi inconnus de nos jours, peut-être seulement atteints plus récemment à l’époque de Manuel Benítez «El Cordobés», le dernier calife du toreo cordouan. Il suffit pour cela d’observer les vidéos diffusées à profusion ces derniers temps, où l’on voit les aficionados d’Espagne ou du Mexique, exultés, bondir de leur siège à chaque passe ou desplante, jonchant l’arène de chapeaux en hommage au torero triomphant. Ces réactions, qui paraissent excessives aujourd’hui, se reflétaient dans la concession des trophées au torero triomphant victorieux: les oreilles, la queue, certes, mais aussi la ou les pattes, ces derniers prix ayant été abolis par le règlement taurin de 1962. Sans sous-estimer les mérites que l’histoire lui reconnait, Manolete fut très souvent le bénéficiaire de ces largesses présidentielles  poussées par un public exubérant. (par exemple: 23 pattes lorsqu’il était matador, 1 seule de novillero)

Le 28 août 1947, plaza de Linares, à 18 :40 h exactement, «Islero» tombait sous l’épée de Manolete qui lui avait porté une estocade parfaite en même temps que la corne droite du miura pénétrait  aussi lentement  dans la cuisse du torero qui était emporté à l’infirmerie laissant un filet de sang sur le sable. Quelques instants plus tard, un peón remettait au torero meurtri les deux oreilles et la queue de «Islero» La suite est connue… Manuel Rodríguez « Manolete » entrait dans l’histoire et la légende du Toreo.

Georges Marcillac

Sources :

  • Manolete – 50 años de Alternativa – Francisco Narbona.
  • Manolete, biografía de un sinvivir – Fernando González Viñes
  • Manolete – Torero para olvidar una guerra – Juan Soto Viñolo
  • Memorias de César Jalón “Clarito”
  • Le Dossier Manolete – Marc Roumengou – 1999
  • El Monstruo, un siglo después – Santi Ortiz . Nº 31 Cuadernos de Tauromaquia.
  • Centenario de Manolete – José Luis Ramón – 6Toros6

 

 

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